La Ligne du Devenir dans Le Cercle de l'Être

 

« On démocratise les moutons, mais c’est une idée du berger. »  

                                                                                                           John Trudell  

Nous sommes des êtres humains. On emploie le plus souvent cette expression sans prendre en considération son vrai sens. Pourtant, comment comprendre le monde contemporain et sa promesse de désastre, si nous ne prenons pas en compte les critères qui nous définissent humains à la base. Qu’est-ce qui fait de nous un être humain ? John Trudell, poète, philosophe et activiste de la tribu des Santee Sioux nous en donne une définition simple et efficiente (1). L’être, c’est l’intelligence dont la création nous a dotés, et par laquelle nous sommes capables d’appréhender le monde afin d’y agir et y évoluer de façon logique et cohérente. John Trudell emploie le terme intelligence au sens de “capacité”, c’est-à-dire la conscience que l’individu a de son appartenance au monde qui l’entoure et des conséquences interactives qui s’exercent sur lui. De cette logique émerge une notion, aujourd’hui bien oubliée, celle de responsabilité : la capacité à garantir une réponse adéquate et cohérente face à une situation et un contexte donnés. C’est dans cet aspect de l’être humain – dans cette intelligence – que réside ce que John Trudell définit comme étant le véritable pouvoir. Mais alors, comment pouvons-nous associer ce mot à d’autres comme politique, militaire, religion, argent etc. ? Avec ce type d’associations linguistiques, nous validons par le verbe un malentendu qui nous maintient dans la confusion entre pouvoir et autorité.  

L’inversion du pouvoir de l’être  

Si, comme le dit Henri Guillemin, « l’autorité, c’est la force qui obtient une obéissance consentie »(2), nous devons constater que cette obéissance n’est qu’un aspect altéré du pouvoir de l’être humain confisqué par l’autorité. En effet, si ces structures basées sur l’autorité (état, armée, religion, etc.) détenaient ce que Trudell définit comme le véritable pouvoir, puniraient-elles la désobéissance ? Surveilleraient-elles tous les mouvements alternatifs à un système auto-estampillé inévitable ? S’adonneraient-elles à une propagande intense et de tous les instants dans la gestion de l’opinion ? Certes non, et pourtant… c’est par cet usinage constant que les structures autoritaires détournent et altèrent le pouvoir de l’être pour téléguider l’humain sur une route pré-choisie. À l’instar des ressources fournies par l’exploitation de la terre, c’est l’être de cet humain foré et altéré qui produit le pouvoir nécessaire au maintien des structures autoritaires. D’autre part, comme pour l’exploitation des ressources terrestres quand elle se fait contre la nature et produit des déchets toxiques, le forage de cet être produit aussi ses dommages collatéraux provenant de la surstimulation de trois émotions : la peur, le doute et l’insécurité. Le tour de force résidant dans le fait que le système, ayant provoqué la prédominance de ces trois sentiments, se présentera comme leur seul antidote possible. Une saignée pour l’hémophile !  

Pour parvenir à transformer cette intelligence-pouvoir en énergie calibrée pour une structure autoritaire, il faut produire le même type de confusion entre les pensées et les croyances qu’entre le pouvoir et l’autorité.  

La croyance est un segment de pensée que l’on a extrait de son cheminement pour en définir un début et une fin, et qui demeure ainsi prisonnière de ces deux frontières. La croyance n’existe qu’en opposition à une autre croyance. Telle une pensée cliniquement morte, sans plus aucune activité motrice qui lui permettrait un mouvement ou une évolution, la croyance est un concept philosophage. Ce n’est plus ici cet “amour de la connaissance ” qu’illustre le mot philosophie, mais au contraire cette possessivité envers une vérité proclamée que contient le tenir pour vrai de l’étymologie du mot croyance. En outre, quand ce tenir pour vrai produit peur, doute et insécurité, appelant d’autres croyances ou la radicalisation des premières, alors il devient évident que la cohérence originelle imputée à cet être ne peut plus se manifester. Transformer des pensées cohérentes en des réactions programmées qui se fondent sur des croyances constitue le passage obligé pour la transition entre la notion de responsabilité et celle de l’obéissance à l’autorité. Ainsi, l’être humain n’est rien de plus qu’un humain, évoluant dans un sentiment d’impuissance, sans aucun pouvoir, attendant que l’autorité lui montre le chemin. L’autorité, possédant le pouvoir que lui ont consenti les êtres usinés, les conduira comme un troupeau en les abreuvant de croyances. C’est dans ce contexte, où le parasitage de l’être engendre l’abandon des pensées cohérentes et les remplace par la peur, le doute et l’insécurité, que l’individu “incohérent” en arrivera à nommer démocratie un système où 1% de la population règne sur les 99 autres, et parlera de liberté, dans une société où il paiera pour naître, paiera pour mourir et devra trouver de l’argent pour avoir le droit d’exister. Cette mutation ne date pas d’hier. Arriver au niveau de l’absurde que nous connaissons aujourd’hui, en ce début de XXIe siècle, ne s’est pas fait en quelques jours mais d’une façon exponentielle. Si l’avènement des monothéismes, ou du moins de leurs versions institutionnalisées, a joué un grand rôle dans l’usinage mental des populations frappées par les religions révélées, la propagande moderne et l’amélioration des technologies de masse ont fait du XXe siècle un tournant décisif et catastrophique en ce qui concerne le parasitage de ce que nous avons défini comme l’être.  

Un anarcho-syndicalisme iroquois  

Aux environs du XIIIe siècle, sur l’Île de la Tortue (Amérique du Nord). La grande loi de la paix vient d’être rédigée. Les symboles qui la définissent sont gravés sur des coquillages. Les 117 articles représentés forment une ceinture. Cette ceinture est l’emblème de l’ensemble de règles auxquelles la confédération iroquoise devra se conformer. À l’origine de cette nouvelle organisation, il y a Dekanawida. D’origine huronne, certains disent qu’il est un être exceptionnel, d’autres le considèrent comme une entité venue de l’au-delà. En mettant un terme à de longues décades de désordre entre les cinq tribus iroquoises, Dekanawida, appelé le Grand Pacificateur, a donné naissance à une organisation sociale dont certains aspects ont inspiré la rédaction de la constitution des futurs États-Unis. Jusqu’alors, les cinq tribus iroquoises – Oneida, Cayuga, Onondaga, Mohawks et Senacca – étaient en conflit permanent entre elles ou avec d’autres tribus locales. Cette nouvelle organisation, acceptée par tous les leaders, va donner lieu à des siècles de paix, jusqu’à ce que les occidentaux changent le cours de l’histoire.  

Pour illustrer cette société classifiée de “primitive” par l’homme civilisé, nous citerons tout d’abord l’article 93 de cette constitution, en traduction française : « Chaque fois qu’une question majeure dont l’issue touche le peuple est soulevée, l’affaire sera soumise à sa décision. Des conseils auront alors lieu parmi les hommes et les femmes de chaque clan, jusqu’à ce qu’un conseil général soit provoqué. Le peuple nommera ses propres représentants et ses propres porte-paroles. » Il faut citer cet article en premier car il contient l’essence même de l’organisation iroquoise.  

Quand on lit la totalité des 117 articles, en mettant à part ceux qui concernent les rituels, on a l’impression d’avoir à faire à un manifeste anarcho-syndicaliste. Au début de cette confédération, ce sont 50 conseillers, les sachems, qui la conduisent mais, très rapidement, une catégorie de personnages apparaît, que la mentalité occidentale qualifierait de “chefs” mais dont le rôle, dénué de toute autorité, s’apparente plutôt à des personnes ayant acquis une renommée par leurs actes et leurs comportements. Aspect d’une démocratie véritable, le nombre de personnes constituant cette catégorie n’est pas limité. Particularité de cette société iroquoise, ce sont les clans des femmes qui élisent aussi bien les “chefs” que les sachems quand – parmi les 50 conseillers – un poste devient vacant. Ce sont aussi ces mêmes clans de femmes qui peuvent les destituer pour des motifs tels que le manquement aux devoirs, la négligence de siéger au conseil ou la tendance à l’autoritarisme. Que cela concerne les “chefs” ou les sachems, en dehors de la tenue des conseils, tous ces personnages redeviennent des individus lambdas, sans titre ni privilège. Au sujet des conseils, de leurs tenues et de leurs teneurs, ils peuvent être familiaux, claniques, tribaux ou généraux. Comme le stipule l’article 93, ils sont provoqués à la demande des individus.  

La société de la femme bison blanc  

Restons sur l’Île de la Tortue, mais descendons un peu plus au sud, chez ceux que l’histoire a nommés les “indiens des plaines” (Lakota, Cheyennes, Apaches, Comanches, etc.).  

À une époque mal définie, la légende raconte qu’un personnage féminin nommé “La femme bison blanc” est venu apporter aux différentes tribus des plaines un ensemble de rituels qui leur permettrait une organisation sociale fondée sur l’harmonie et la paix. Cette “prophétesse” intervint pour mettre fin aux désordres, aux guerres et aux famines.  

La plupart du temps organisées en bandes de 250 personnes au maximum, ces populations adoptent aussi un système de conseils pour les prises de décisions. Les leaders le deviennent non par imposition mais parce que la sagesse et la justesse de leurs décisions entraînent le reste de la population à les suivre. Quand un “chef” a une attitude contraire à la volonté des individus, il se retrouve isolé en tant que chef. Si, après plusieurs conseils, l’unanimité sur une décision importante impliquant toute la tribu n’est pas atteinte, ceux qui sont en désaccord se désolidarisent et forment un nouveau groupe, une nouvelle bande. Principe de base d’une démocratie véritable.  

Quels sont les critères qui différencient la société amérindienne de nos sociétés occidentales ? C’est tout d’abord l’absence de propriété privée, à l’exception des effets personnels. Si, chez les indiens des plaines, certains individus possédaient plus de chevaux que d’autres, ce n’était pas le fruit d’une transaction douteuse ou d’une accumulation visant à provoquer la pénurie chez leurs compagnons, mais parce que tout simplement ils en avaient capturé plus au sein des troupeaux sauvages ou lors de l’attaque d’un campement de tribu rivale. Quoiqu’il en soit, ne pouvant en monter plus d’un à la fois, le surplus faisait partie de la richesse du clan et de la tribu. On fera observer que, dans certaines peuplades d’Amérique centrale cette fois, l’excédent de biens se gérait souvent par la “consumation”. Les clans organisaient à tour de rôle les nombreuses et régulières fêtes religieuses. Par ce biais, en plus du prestige de la tâche, l’excédent de biens accumulé par le clan organisateur se trouvait consumé par les frais occasionnés lors des festivités.  

Mais revenons en Amérique du Nord. On trouve de nombreux exemples où l’accumulation des biens était gérée de manière à éviter toute hiérarchie par la richesse, contrairement à ce qui s’est produit dans nos sociétés occidentales. L’avènement du monothéisme est une des causes, insidieuse et profonde, qui a induit une appréhension distordue du monde. Ce premier usinage mental des masses aura été décisif. Dans la plupart des tribus d’Amérique du Nord, on ne relève aucune religion coercitive imposant l’obéissance sous peine de châtiment. Alors que l’indigène amérindien considère avoir reçu un ensemble d’instructions venues d’en-haut pour une harmonie terrestre dans une immédiateté et un espace donné, le croyant monothéiste évolue dans l’angoisse constante d’obtenir le salut pour son âme dans l’au-delà. Quand en plus le comportement adéquat, ou considéré valide, n’est pas obtenu par l’usage de la raison et les enseignements du vivant mais par le respect des injonctions contenues dans le livre qu’on lui a imposé d’adorer, comment ne pas penser à ce parasitage de l’être auquel il a été fait allusion en début d’article ? N’est-ce pas ainsi que s’opère l’abandon de la responsabilité au bénéfice d’une autorité qui, par ce pouvoir légué, pourra diriger le troupeau au gré des intérêts du berger ?  

La ligne et le cercle  

Si, chez les Amérindiens, on constate une vision du monde circulaire fondée sur la répétition des cycles dans un espace alloué, la civilisation occidentale se fonde au contraire sur le temps, l’histoire, une vision linéaire du monde.   

D’un côté, une vision circulaire avec l’absence de hiérarchie parmi les êtres vivants et les éléments naturels, la notion d’appartenance à un grand corps, la responsabilité interactive avec le tout et la connaissance de ses conséquences ; et, de l’autre, une vision linéaire avec la classification hiérarchique du vivant, entre inférieur et supérieur, bon et mauvais, valide et impur, le destin particulier de l’homme avec ses devoirs et ses droits. Le monothéisme s’est imbriqué aux structures autoritaires, en les légitimant et enseignant la soumission face à elles. Ainsi, ce que toutes les peuplades du monde dénommaient à l’origine la Terre mère est devenu, pour les convertis au Dieu unique, une zone à posséder, à dompter et exploiter. Ce changement d’attitude s’est répercuté sur la femme et son statut et, à l’instar de la Terre mère, elle est devenue la propriété de l’homme, première esclave domestique et productrice d’héritier. Ne jamais perdre de vue que tous les monothéistes estampillés et validés sont des chaînes masculines de commandement. On comprend le sort particulier du féminin.   

Quels furent les décrets majeurs imposés aux Amérindiens d’Amérique du Nord, afin de les formater au statut de citoyens aptes à rejoindre le camp des civilisés ? C’est en 1851 que fut signé aux États-Unis le décret d’appropriation – Indian Appropriations Act – donnant le coup d’envoi à la mise en place de ce que nous connaissons sous le nom de “réserves indiennes”, traduction de “reserved territories” ou territoires réservés. Les trois attaques principales, qui visaient à éradiquer ces cultures considérées inaptes au bond vers la modernité, arrivèrent respectivement en 1879, 1885 et 1887.  

En 1879, les pensionnats pour enfants furent décrétés programmes fédéraux. Sur un modèle de discipline militaire, ces pensionnats, tenus par les jésuites, transformèrent des milliers d’enfants indigènes en individus acculturés, ni Indiens ni Américains. Si les programmes ne visaient qu’à former de futurs domestiques, c’est l’éradication du langage qui porta le coup le plus dramatique à l’identité de ces enfants. En effet, le langage étant l’outil d’articulation des pensées, leur langue maternelle véhiculait toutes les notions intrinsèques à leur vision du monde. Après l’imposition d’un langage au sein duquel depuis des siècles étaient normalisées les structures autoritaires, l’enfant fut amené à articuler une fausse image de lui-même.  

En 1885, ce fut le décret pour crime majeur qui priva les différentes tribus de pratiquer leur propre justice, concernant les crimes dits “majeurs”, sur le territoire qui leur était alloué. Par ce décret, c’est la capacité pour l’adulte de se prendre en charge et d’être responsable qui est niée aux Amérindiens.  

 En 1887, par le décret de parcellement, les terres indiennes occupées et labourées collectivement furent transformées en parcelles de terre individuelles distribuées entre tous les mâles adultes. Outre le fait que le surplus, après distribution, c’est-à-dire les deux tiers des territoires indiens, fut concédé par la vente aux fermiers américains, ce qui reste un des plus énormes hold-up terriens de tous les temps, cela entraîna la conversion forcée à l’individualisme et à son insécurité pour une population habituée à une forme de société organique.  

Vers une vision dynamique des contradictoires  

Qu’arrive-t-il à l’être humain quand un langage servant à valider les structures autoritaires lui est imposé pour qu’il articule ses pensées, quand les notions d’impuissance et d’irresponsabilité lui sont inculquées, et quand l’appartenance à un grand corps social lui est refusée en échange d’une solitude face aux évènements de la vie ? Car il faut bien admettre que ce processus n’a pas été un évènement unique et localisé à l’Amérique du Nord ; ce fut une variante de ce qui s’est passé pour toutes les sociétés organiques du monde, à des époques différentes mais par des procédés voisins. D’où la question : qu’est devenu cet “être” que la création a muni d’une intelligence cohérente ? Qu’en est-il de lui à présent ? Qu’en est-il de lui au présent ?  

Le XXe siècle aura produit l’usinage de cet être pour en obtenir le pouvoir. Pouvoir transformé en incontinence consommatrice par la “fabrication du désir” et en obéissance aveugle par la “fabrication du consentement”, selon les formules inventées respectivement par Edward Bernays et Walter Lippmann, deux grands maîtres de la propagande moderne. Les procédés de manipulation de masse par les techniques publicitaires ont imposé le concept de la démocratie néo-libérale. Le XXe siècle a vu la transformation de l’être humain en sa version la plus intellectuellement vide. Comment alors, en ce début de XXIe siècle, ne pas frissonner d’effroi et de dégoût, si l’on repense à l’être et que l’on voit, avec internet, les techniques de propagande se pratiquer au niveau neuronal par le “neuromarketing” et la “disruption” qui visent à parasiter l’intelligence rationnelle que l’usinage nous a laissée.  

Il faut se rendre à l’évidence : désastre il y aura. Désastre social, désastre environnemental. Mais des graines doivent être plantées pour les “êtres à venir”.  

La vision circulaire du monde est préservatrice de l’environnement, du lien social, de la cohésion, tandis que la vision linéaire, malgré les catastrophes qu’elle a pu produire dans son utilisation biaisée, a apporté les notions de progrès et d’évolution. Le futur ne doit pas se penser ni en A ni en B, mais seulement dans une opposition saine entre ces deux visions du monde.  

________NOTES_________  

1. John Trudell (1946-2015) a milité très tôt au sein de différents mouvements de défense des droits des Amérindiens. Il a été président de l’American Indian Movement  (AIM) de 1973 à 1979.  

2. Citation (souvent attribuée à Adolphe Thiers) faite par Henri Guillemin dans L’autre avant-guerre – L’ordre moral, conférence audio-visuelle consultable sur internet :  https://www.rts.ch/archives/tv/culture/dossiers-de-l-histoire/3436385-l-ordre-moral.html