Doctrine Chrétienne de la découverte

La doctrine chrétienne de la découverte

 

Avant d'analyser ce qu'a impliqué la doctrine chrétienne de la découverte au niveau des comportements et aussi dans le code de jurisprudence des pays occidentauxofficiellement ou officieusement – il faut en citer les origines.

La base de cette doctrine est scellée principalement par deux bulles papales. La première sous le titre de "Romanus Pontifex", fulminée par Nicolas V en 1455, la seconde sous le titre de "Inter Cætera", fulminée par Alexandre VI (Borgia) en 1493.

 

Romanus Pontifex

 

Cette bulle fait surface dans le contexte de l'essor de l'Empire Ottoman, après la chute de Constantinople en 1453. Ce texte, qui concède au Roi Alphonse V du Portugal et au prince Henry "le Navigateur" (25), ainsi qu'à tous leurs successeurs toutes les conquêtes d'Afrique, inclut aussi la mise en servitude perpétuelle de tout individu considéré comme infidèle et donc ennemi du Christ - ainsi que l'appropriation de ses biens. Je ne résiste pas au plaisir de vous faire part d'un extrait de ce texte écrit par un représentant de Dieu :

 

" (...) Ainsi, après avoir pesé toutes les conséquences avec la méditation qui se doit et après avoir noté que nous avons donné par missives antérieures, la faculté ample et simple au Roi Alphonse d'envahir, de rechercher, de capturer, de vaincre et de subjuguer tous Sarrasins et païens que ce soient et tous autres ennemis du Christ où qu'il soit et les royaumes et duchés et principautés et colonies et possessions et tous biens mobiles et immobiles en leurs possessions, ainsi que de réduire leurs personnes en esclavage perpétuel et d'appliquer et de s'approprier pour lui-même, son héritier et successeurs, lesdits royaumes, duchés (...) et de les convertir en ses biens et profits et qu'en ayant sécurisé cette faculté, ledit Roi Alphonse ou par son autorité, l'infante susnommée, a acquis justement et légalement et possèdent ces îles, terres, ports et mers et que ceux-ci appartiennent de plein droit au Roi dit Alphonse et ses héritiers et successeurs (...) ne laissons personne contrevenir éhontément à notre recommandation, exhortation, réquisition, don, permission, tâche, constitution, décret, mandat, prohibition et volonté. Quiconque tenterait ceci, doit savoir qu'il subirait la colère de Dieu toute-puissante et des Apôtres Pierre et Paul".

 

Je sais que c'est extrêmement pénible à lire, mais je voulais juste que vous gardiez en mémoires quelques termes et aussi le ton et le style employés par un représentant de Dieu en matière de géopolitique...

 

Inter Cætera

 

À l'époque de la découverte de Christophe Colomb, le Portugal et l'Espagne se livrent à une course effrénée pour la suprématie sur les côtes de l'Afrique. Alphonse, le Roi du Portugal, affirme alors que la découverte de Colomb entre dans le cadre de la bulle Romanus Pontifex, ainsi que de deux autres bulles (1456 – 1479). Le roi et la reine de Castille, qui se trouvent être des amis du Pape en vigueur à l'époque, c'est-à-dire Alexandre VI, demandent à ce dernier d'émettre une nouvelle bulle intercédant en leur faveur. C'est ce qui fut fait le 4 mai 1493 avec Inter Cætera. Par cette bulle, Alexandre VI concède alors à l'Espagne tous les territoires découverts et bien sûr à découvrir, dans la zone située l'ouest du méridien positionné à cent lieues à l’ouest des Açores et des îles du Cap-Vert ". Excepté pour toutes les terres appartenant déjà à un prince chrétien avant le jour de Noël 1492.

Voilà donc un parfait exemple de complémentarité entre politique et religion, ou leur destin parallèle. Il est inutile de vous préciser que dans les bulles dont je parle il est bien sûr mentionné la sauvegarde des âmes par la conversion des païens. En ce qui concerne l'idéologie du christianisme, il fut souvent cité, comme justification des conquêtes, le passage de l'évangile Matthieu 16.18 : "Et moi je te dis que tu es Pierre et que sur cette pierre je bâtirai mon église". 

Pour ajouter encore un élément important sur le partage du monde impliqué par ces bulles et sur le rôle du religieux dans les négociations politiques d'alors, je voudrais relater aussi que c'est lors d'un entretien à Marseille le 12 octobre 1533, que François 1er réussit à convaincre Clément VII d'apporter modification à la bulle Inter Cætera. Lors de cet entretien, il obtint du Pape Clément la modification suivante : la bulle Inter Cætera ne concerne plus maintenant que les territoires découverts par les Portugais et les Espagnols et ne concerne pas de ce fait ce qui reste à découvrir.

Heureuse coïncidence, Jacques Cartier "découvre" le Canada un an plus tard...

 

Maintenant les faits… comment un passage de la bible devient titre de propriété.

 Johnson contre McIntosh 1823

 

Tout commence en 1775 lorsque Johnson fait l'acquisition d'une parcelle de terre auprès des Indiens Kaskaskias. Un an après, en 1776, c'est l'indépendance américaine. De ce fait, toutes les transactions ayant été effectuées entre Amérindiens et colons peuvent alors être remises en question. La naissance des USA comme entité souveraine, lui donne la légitimité pour prescrire ses propres lois définissant l'acquisition ou la validation d'un titre de propriété. C'est justement en 1818, presque quarante ans après, que les USA vendent une portion de terre à un dénommé  McIntosh. Ce terrain,  qui se trouve dans  la  région étant  devenue l'Illinois, comprend la parcelle de terre acquise jadis par Johnson. Qui de Johnson ou McIntosh possède alors un titre de propriété prédominant ? C'est ce qui fut déterminé par la Cour suprême des USA lors du procès Johnson contre McIntosh en 1823, et qui fit dès lors office de référence en matière de droit sur la propriété foncière.

Voyons maintenant sur quelles bases étonnantes le verdict fut prononcé :

Tout d'abord un extrait du texte du juge Marshall dans son ouverture de corps de rendu de justice.

"À la découverte de cet immense continent, les grandes nations européennes s'empressèrent de s'approprier pour elles-mêmes le plus possible de terres qu'elles purent respectivement acquérir. Cette grandeur de territoire offrait un énorme champ pour l’ambition et l'entreprise de tous. De plus le caractère et la religion de ses habitants, fournissaient une bonne excuse pour considérer les Indiens comme un peuple sur lequel le génie supérieur de l’Europe pouvait affirmer une ascendance".

La déclaration de Marshall au sujet de l'ascendance, fait évidemment référence à la supériorité du christianisme, puisqu'il explique aussi ensuite que, pour une vision correcte des affaires Amérindiennes au temps des dons qui furent faits par les divers rois d'Angleterre, il faut d'abord se pencher sur la religion de l'époque. Comme je l'ai déjà mentionné, les pères spirituels de la chrétienté donnaient beaucoup d'importance à Matthieu 16.18. Les Portugais avaient bénéficié de la bulle de Nicolas V, les Espagnols quant à eux de celle d'Alexandre VI et, comme je l'ai ajouté, François 1er quant à lui avait fait modifier la seconde. Marshall insiste aussi sur un passage de la charte anglaise, stipulant que les peuples chrétiens avaient le droit de prendre possession des terres et pays découverts, pourvu que ceux-ci soient habités par des individus non chrétiens. En bref, pour constituer une base de réflexion sur laquelle régler le litige, il fallait catégoriser les nations entre nations civilisées et nation non civilisées. D'un côté, les nations européennes détentrices d'une indépendance parfaite, de l'autre côté, les nations amérindiennes, affublées d'une indépendance dite imparfaite. C'est donc sur la base de cette échelle de valeurs issue de la doctrine chrétienne de la découverte que la transaction entre Johnson et la tribu des Kaskaskias qui avait eu lieu en 1775 fut alors invalidée. La tribu amérindienne possédant une indépendance imparfaite, avait en pratique perdu son droit de propriété à l'arrivée des chrétiens.

C'est ainsi que ces conclusions furent alors imbriquées dans la jurisprudence américaine et que la doctrine chrétienne de la découverte, même si nommée autrement, devint le fondement de la propriété foncière aux USA. Dans les multiples procès qui suivirent basés sur le même litige, c'est toujours le "Johnson contre McIntosh" qui était alors invoqué. D'ailleurs, pour étayer cet exemple et en même temps couper court aux discours qui feraient remarquer que les bulles pontificales ne concernent que les catholiques, voici l'exemple du procès de la tribu des Tee Hit Ton contre l'État de l'Alaska en 1955.

  Le cas :

Les Tee Hit Ton sont une tribu de la région de l'Alaska, qui clamait lors de ce litige le droit d'occupation de leur territoire d'origine.

 

Résumé légal :

"La doctrine de titre de propriété par la découverte n'est pas juste une doctrine catholique romaine, mais plutôt un principe auquel toutes les nations chrétiennes adhèrent". Le résumé explique ensuite que, même si les USA ne reconnaissent pas les papes comme la source de leurs titres de propriété, le concept de titre de la découverte était fondé sur la même idée que les terres occupées par des païens et infidèles étaient ouvertes à toutes acquisitions par les nations chrétiennes.

 

Verdict :

"Les Tee Hit Ton ne peuvent pas avoir un titre de propriété valide puisque sous le concept de la conquête et sous le concept du verdict Johnson contre McIntosh, leurs droits étaient donc caducs dès l'arrivée des chrétiens. De plus, comme aucun titre digne de ce nom ne leur était reconnu, ils n'avaient pas droit non plus à des compensations" (sans commentaire).

Pour revenir sur le procès Johnson contre McIntosh et finir sur le sujet par une touche d'humour rouge, je ne peux pas résister à l'envie de vous faire part d'une remarque du juge Marshall.

Pour expliquer la conquête et les situations exceptionnelles qu'elle avait pu engendrer, il évoqua un concept d'échange, dans le sensles Indiens, en guise de contreparties pour la perte de leurs terres, avaient reçu en échange la civilisation et le christianisme... (Ils reçurent donc à nouveau les deux choses qui les avaient détruits).

Citation de Joma Kenyatta (Président du Kenya 1964 – 1978) pouvant aussi s'appliquer aux Amérindiens et à bien d'autres : "Quand les missionnaires sont arrivés, ils avaient la bible, nous avions la terre. Ils nous ont appris à prier les yeux fermés. Quand nous les avons ouverts, ils avaient la terre, nous avions la bible".